Quelque chose a bougé

C’est certain, c’est indéniable: malgré mon ambivalence carabinée ces derniers mois, et cette année passée à me sentir écartelée entre deux états opposés (la citadine en promo pour ses livres, et l’ourse qui ne rêve que de solitude), je dois bien admettre que quelque chose, tout de même, a bougé. Et de manière irrévocable.

J’en riais ici-même lorsque je mentionnais l’achat de ma première paire de chaussures de marche il y a deux ans. Eh bien, ces chaussures sont presque devenues le symbole de cette métamorphose, celle démarrée lors de ma retraite à l’abbaye de Rhuys en février 2020. L’amorce d’un nouveau moi.

Comment vous en parler…?

Cet été avec mon compagnon, nous avons la chance d’être accueillis chez des amis qui nous prêtent leur maison. Leur Eden, devrais-je dire. Reclus au coeur de la forêt Bretonne, avec pour seule compagnie des pigeons ramiers, des lièvres, trois chevaux blancs, un hérisson et un couple de chouettes effraies, nous nous abreuvons de silence. Personne ici ne juge mes toilettes chatoyantes, mes jambes hirsutes de sauvageonne, ou mes tentatives de coiffage, qui aboutissent toujours à un broussailleux chignon en nid d’oiseau.

Oh, excusez-moi, je dois m’interrompre: une minuscule belette oblongue et brune vient de traverser le jardin sous mes yeux. (photo non contractuelle)

Voilà, c’est exactement de ÇA, dont je veux parler: c’est ce genre de moments-là après lesquels je cours, qui m’émeuvent et me bouleversent. Avec mon compagnon, nous passons notre été à observer le vivant. Feuilles, arbres, fleurs, ciel… Tout est source d’enquête et d’émerveillement.

L’autre soir nous étions postés en lisière de forêt, des fougères fraîches coincées dans nos casquettes pour masquer nos visages trop pâles. Vers 21h30, un couple de chevreuils nous a fait la grâce d’apparaître. La femelle a vite disparu dans le bois, mais son brocard lui, s’est approché sans nous voir, jusqu’à seulement quelques mètres. Je me suis sentie bénie des dieux.

La veille, j’observais ma première chouette effraie aux jumelles. J’en ai pleuré. (ne jugeons pas la piètre qualité de la photo prise au crépuscule, collée contre la vitre de la jumelle)

En juillet, sur Belle île, nous contemplions le plancton bio luminescent des rives d’une petite plage de Sauzon. Et alors que je m’apprêtais à vous parler de tout ça, de mon obsession à me reconnecter au vivant, à mieux le connaître et l’intégrer dans mon quotidien, voilà qu’une minuscule belette au ventre blanc me fait cadeau de sa présence.

Quelque chose a bougé, dans ce qui me rend heureuse.

Ce qui m’exalte aujourd’hui, me divertit et m’intéresse, c’est le vivant.

Si à vingt ans je rêvais de capitales, arpentant les rues de New York et Londres au bras de ma BFF tout pleine d’envies de villes, de consommation, de matériel, aujourd’hui je passe mon temps à fuir les murs de mon appartement. À chercher du vaste, du calme, du sauvage. Notre été, ici, est tissé de matinées silencieuses, de fin d’après midi passés dehors à lire ou écrire, de parties de cartes et de dominos, d’observation des végétaux, des étoiles, de la lune.

L’été dernier nous avons lu ce livre, avec Alex: un ravissement de bout en bout.

C’est le récit d’un an de la vie de Sue Hubbell, cette bibliothécaire botaniste qui a quitté la ville avec son mari en 1972 pour créer une « ferme d’abeilles » au fin fond des montagnes du Missouri. Brutalement quittée, elle n’abandonne pas le projet, et apprend à apprivoiser seule cette nature hostile. Le livre est une délicieuse balade à son bras le temps de quatre saisons, dans les tempêtes de neige et les matins trempés de rosée, et le récit parfois hilarant des visites de grenouilles, serpents, musaraignes et autres compagnons incongrus.

Dans la même veine, il y a tous les livres de Claudie Hunziger, ma découverte littéraire de ces dernières années: Bambois, les enfants Grimm, v’Herbes, La survivance, les grands cerfsautant de récits magiques sur son exil dans les montagnes avec son amoureux. Elle nous raconte leur cohabitation avec les cerfs, leur dénuement heureux dans leur métairie en ruine, leurs nuits passées au coin du feu à lire les anciens, ses décoctions de plantes dans de larges chaudrons de cuivre, qui donnent naissance à du papier d’herbe. Papier d’orties, de mousses, d’écorce, Claudie rend leur langage secret aux plantes, loin du monde, loin du bruit.

En attendant de franchir moi-même le cap, je me nourris de l’exil des autres.

Quelque chose a bougé qui me fait remettre en cause l’ensemble de mes choix de vie actuels.
Dans quelle mesure ai-je besoin de la ville? Mes murs semblent rétrécir de jour en jour, les rues hurler de plus en plus fort.

Je me sens prise dans une chorégraphie qui perd son sens. Comme à l’orée d’un grand bouleversement, d’une grande transformation. Mais vers quoi? Je me suis énormément reconnue dans cet article de La Lune Mauve, qui raconte son départ de la ville vers la campagne Bretonne et les nombreux inconforts liés à ce déracinement. Le temps, aussi, qu’il lui a fallu pour trouver progressivement ses marques.

Quel courage ça demande, d’oser perdre.

En écrivant tout cela, je pense à Claudie Hunzinger dans le micro de Laure Adler, en 2014, qui parlait des cerfs qu’elle observe sur son terrain. Elle raconte comme, pendant de longs mois, leurs bois poussent.

« On dit bois, mais c’est de l’os. Ils fabriquent de l’os. Et à partir du mois de mars, ils perdent leurs bois. Tout ce travail d’une année, fabriquer leur bois, en mars, ils sont obligés de le perdre. Ça c’est une leçon pour un artiste. C’est à dire: que tout ce qu’on a fabriqué, tout ce qu’on a construit, pensé, à un moment donné… il faut le perdre. »

Voilà.
Je me sens tout proche de ce petit gouffre, de ce mini trou noir qui attend de me voir tout lâcher pour démarrer autre chose.

J’essaie de ne rien précipiter, mais d’entendre ce qui gronde en moi et réclame un saut dans le vide.

Partager cette ambivalence ici m’aide un peu à l’accueillir, l’apaiser. Peut être dans cinq ans lirai-je ces lignes au coin d’un feu que j’aurai allumée seule, dans ma petite chaumière forestière, un troisième chat ronronnant sur mes genoux.

En attendant, je me gave de nature, de lectures et d’explorations tranquilles, et je fais des provisions de sauvage pour les mois à venir.

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Published on August 14, 2022 08:04
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